L'homme est un loup pour l'homme Hors de la société civile, il y a perpétuellement guerre de chacun contre chacun. Il est donc manifeste que, tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l'on appelle guerre, et qui est la guerre de chacun contre chacun. La guerre ne consiste pas seulement en effet dans la bataille ou dans le fait d'en venir aux mains ; mais elle existe pendant tout le temps que la volonté de se battre est suffisamment avérée. Le temps est donc à considérer dans le cas de la guerre, comme il l'est dans le cas du beau ou du mauvais temps. Le mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance à la pluie pendant plusieurs jours consécutifs. De même, la guerre ne consiste pas seulement dans le fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps qu'il n'y a pas assurance du contraire.[...]
Il peut paraître étrange au lecteur qui n'a pas bien pesé tout cela, que la nature ait ainsi séparé les hommes et leur ait donné cette tendance à s'entr'attaquer et à s'entre-détruire. Il peut ne pas vouloir se fier à cette inférence tirée de l'examen des passions. Peut-être désirera-t-il avoir confirmation de la chose par l'expérience. Alors qu'il se considère soi-même quand, partant en voyage, il s'arme et s'inquiète d'être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme à clef ses portes ; quand, même dans sa maison, il ferme à clef ses coffres, et, cela, sachant bien qu'il y a des lois et des fonctionnaires publics armés pour venger tous les dommages qu'on pourra lui faire ; quelle opinion a-t-il des gens de sa suite, quand il s'arme pour voyager à cheval, de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes, de ses enfants et de ses serviteurs, quand il ferme à clef ses coffres ? N'accuse-t-il pas tout autant l'humanité par sa façon d'agir que je le fais par mes discours ? Et pourtant, ni lui, ni moi nous n'accusons la nature humaine en elle- même. Les désirs et les autres passions humaines ne sont pas en eux-mêmes des péchés, et les actions qui procèdent de ces passions n'en sont pas davantage, tant que les hommes ne connaissent point de loi qui leur défende ces actions. Tant que les lois n'ont pas été faites, les hommes ne peuvent les connaître. Enfin aucune loi ne peut être faite, tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui doit la faire.
Thomas Hobbes, Léviathan, I, XIII (1651), trad. R. Anthony, éd. M. Giardo.
Léviathan
Monstre issu du bestiaire biblique, le Léviathan est le visage hideux que Hobbes veut donner à l'État pour qu'il intimide ses sujets et les dissuade de désobéir. Conception brutale du pouvoir soutenue pourtant avec intelligence et finesse. Pourquoi le despotisme est-il nécessaire ? Les hommes, en totale liberté, représentent une menace les uns pour les autres. La meilleure défense étant l'attaque, leur raison les pousse à s'agresser préventivement. Seule l'existence d'une force les dominant tous, devant laquelle chacun peut prévoir l'obéissance des autres, peut les inciter à ne pas se défendre ainsi. Une confiance réciproque, entre sujets raisonnables, peut alors, en effet, s'instaurer. L'existence d'un Prince plus fort que ses sujets est donc la meilleure garantie de paix. Ainsi le pouvoir de l'État doit-il être absolu : toute limitation de sa souveraineté ne peut que l'affaiblir et faire courir le risque d'un retour progressif vers l'état où les hommes sont comme des loups les uns pour les autres.