Dans la tradition
islamique on distingue deux guerres saintes : "la grande guerre sainte"
(el jihâdul akbar) et "la petite guerre sainte" (el jihâdul-açghar)
conformément à une parole du Prophète qui, de retour d'une expédition
guerrière, déclara : « Nous voici revenus de la petite guerre à la
grande guerre sainte. « La grande guerre sainte est d'ordre intérieur et
spirituel ; l'autre est la guerre matérielle, celle qui se livre à
l'extérieur contre un peuple ennemi, en vue notamment d'inclure les
peuples "infidèles" dans l'espace régi par la "loi de Dieu" (dar
al-islâm).
La "grande guerre
sainte" est toutefois à la "petite guerre sainte" ce que l'âme est au
corps, et il est fondamental, pour comprendre l'ascèse héroïque ou "voie
de l'action", de comprendre la situation où les deux choses se
confondent, la "petite guerre sainte" devenant le moyen par lequel se
réalise une "grande guerre sainte" et, vice versa, la "petite guerre
sainte" - la guerre extérieure - devenant presque une action rituelle
qui exprime et atteste la réalité de la première. En effet, l'Islam
orthodoxe ne conçut à l'origine qu'une seule forme d'ascèse : celle qui
se relie précisément au jihad, à la "guerre sainte".
La "grande guerre sainte" est la lutte de l'homme contre les ennemis qu'il porte en soi.
Plus exactement, c'est la lutte du principe le plus élevé chez l'homme
contre tout ce qu'il y a de simplement humain en lui, contre sa nature
inférieure, contre ce qui est impulsion désordonnée et attachement
matériel. [...]. C'est sous la forme de convoitise et d'instinct animal,
de multiplicité désordonnée, de limitation anxieuse du Moi fictif, de
peur, de faiblesse et d'incertitude, que l'"ennemi" qui résiste,
l'"infidèle" en nous, doit être abattu et réduit en esclavage : telle
est la condition de la libération intérieure, de la renaissance en cette
unité profonde avec soi-même qui, dans les traditions occidentales de
l'Ars Regia, est également exprimée par le symbolisme des "deux ennemis
qui deviennent une seule chose", ainsi que par la "paix", au sens
ésotérique et triomphal.
Dans le monde de l'ascèse guerrière traditionnelle,
la "petite guerre sainte", c’est-à-dire la guerre extérieure, s'ajoute
ou se trouve même prescrite comme voie pour réaliser cette "grande
guerre sainte", et c'est pourquoi, dans l'Islam, "guerre sainte" - jihad
- et "voie d'Allah" sont souvent employées comme synonymes. Dans cet
ordre d'idée, l'action a rigoureusement la fonction et la fin d'un rite
sacrificiel et purificateur. Les aspects extérieurs de l'aventure
guerrière provoquent l'apparition de l'"ennemi intérieur" qui, sous
forme d'instinct animal de conservation, de peur, d'inertie, de pitié ou
de passion, se révolte et oppose une résistance que le guerrier doit
vaincre, lorsqu'il descend sur le champ de bataille pour combattre et
vaincre l'ennemi extérieur ou le "barbare".
Naturellement, tout cela présuppose l'orientation spirituelle la "juste direction" (niyyah) vers les états supra-individuels de l'être,
symbolisés par le "ciel", le "paradis", les "jardins d'Allah", et ainsi
de suite ; autrement, la guerre perd son caractère sacré et se dégrade
en une aventure sauvage où l'exaltation se substitue à l'héroïsme vrai
et où dominent les impulsions déchaînées de l'animal humain.
Ainsi, il est
écrit dans le Coran : « Ils combattent sur le chemin de Dieu
[c’est-à-dire dans la guerre sainte - jihad - ] ceux qui sacrifient la
vie terrestre à la vie future : car à celui qui combattra sur le chemin
de Dieu et sera tué ou bien victorieux, Nous donnerons une grande
récompense ». Les règles prescrites : « Combattez sur le chemin de Dieu
ceux qui vous feront la guerre » - « Tuez-les partout où vous les
trouverez et chassez-les » - « Ne vous montrez pas faibles, [ne]
proposez [pas] la paix » - « Quand vous rencontrerez ceux qui ne croient
pas, abattez-les jusqu'à ce vous en fassiez un grand carnage, [en
traînant] ensuite [les autres] dans des fers solides » - tout cela
présuppose que « la vie terrestre n'est qu'un jeu et un divertissement »
et que « celui qui se montre avare, ne se montre avare qu'envers
lui-même », maxime qu'il faut interpréter de la même manière que la
maxime évangélique : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais
celui qui la donnera la rendra vraiment vivante. « Un autre passage du
Coran le confirme : « O vous qui croyez, quand on vous a dit : partez en
campagne pour la guerre sainte - qu'avez-vous à rester stupidement
cloués sur place ? Préférez-vous la vie de ce monde à la vie future ? » -
« Attendez-vous de Nous autre chose que les deux choses suprêmes [la
victoire ou le sacrifice] ? ».
Cet
autre passage est important aussi : « La guerre vous a été prescrite,
bien qu'elle vous déplaise. Mais quelque chose peut vous déplaire, qui
est un bien pour vous et ce qui est un mal pour vous peut vous plaire :
Dieu sait, tandis que vous, vous ne savez pas. » Il faut le rapprocher
de cet autre: « Ils préférèrent se trouver parmi ceux qui restèrent :
une marque est gravée dans leurs cœurs si bien qu'ils ne comprennent
pas... Mais le Prophète et ceux qui croient avec lui combattent avec ce
qu'ils ont et avec leurs personnes mêmes : ce sont eux qui recevront -
et ce sont eux qui prospéreront » - « Dieu a préparé pour eux les
jardins sous lesquels coulent des fleuves et où ils resteront
éternellement : telle est la grande félicité ». Ce lieu de « réconfort » - le paradis - sert de symbole à des états supra-individuels de l'être,
dont la réalisation n'est pourtant pas nécessairement retardée
jusqu'après la mort, comme dans le cas auquel se réfère au contraire
particulièrement ce passage : « La réalisation de ceux qui sont tués sur
la voie de Dieu ne sera pas perdue : [Dieu] les dirigera et préparera
leur âme. Il les fera ensuite entrer dans le paradis qu'il leur a révélé
». Dans ce cas, où il s'agit d'une véritable mort sur le champ de
bataille, on a donc l'équivalent de la "mors triumphalis" dont on parle
dans les traditions classiques : celui qui, dans la "petite guerre", a
vécu la "grande guerre sainte", a éveillé une force qui lui fera
surmonter la crise de la mort et, après l'avoir libéré de "l'ennemi" et
de l'"infidèle", le fera échapper au destin de l'Hadès. C'est pourquoi
l'on verra, dans l'antiquité classique, l'espérance du défunt et la
piété des parents placer souvent sur les urnes funéraires des images de
héros et de vainqueurs. Mais, même pendant la vie, on peut avoir
traversé la mort et avoir vaincu, on peut avoir atteint ce qui est
au-delà de la vie et être monté au "royaume céleste". […]
Le Divin étant
conçu d'une façon purement monothéiste, sans "Fils", sans "Père", sans
"Mère de Dieu", tout musulman apparaît directement relié à Dieu et
sanctifié par la loi, qui imprègne et organise en un ensemble absolument
unitaire toutes les expressions juridiques, religieuses et sociales de
la vie. Ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le signaler, l'unique
forme d'ascèse conçue par l'Islam des origines fut celle de l'action,
sous la forme de jihad, de "guerre sainte", guerre qui, en principe, ne
doit jamais être interrompue, jusqu'à la complète consolidation de la
loi divine. Et c'est précisément à travers la guerre sainte, et non par
une action de prédication et d'apostolat, que l'Islam connut une
expansion soudaine, prodigieuse, et forma non seulement l'Empire des
Califes, mais surtout l'unité propre à une race de l'esprit (umma) - la
"nation islamique".
Une
race (spirituelle) demeurée intacte
Enfin, la
tradition de l'Islam présente un caractère particulièrement
traditionnel, complet et achevé, du fait que le monde de la Shâryah et
de la Sunna, de la loi exotérique et de la tradition, trouve son
complément, moins dans une mystique que dans de véritables organisations
initiatiques (turuq) détentrices de l'enseignement ésotérique, le
ta'wil et de la doctrine métaphysique de l'Identité suprême (tawhid). La
notion de "masum", fréquente dans ces organisations et, en général,
dans la Shya, notion relative à la double prérogative de l'isma, ou
infaillibilité doctrinale, et de l'impossibilité, pour les chefs, les
Imans visibles et invisibles, et les mujtahid, d'être entachés de faute,
correspond à l'attitude d'une race demeurée intacte et formée par une
tradition d'un niveau supérieur non seulement à l'hébraïsme, mais aussi
aux croyances qui conquirent l'Occident.
J.
Evola