Les
révolutions arabes ont provoqué un réveil islamique. Ce réveil se
propagera-t-il dans les banlieues ? Doit-on redouter une
radicalisation islamique en Occident ?
En
France, l'engagement militant au nom de l'islam est le fait de jeunes
musulmans de deuxième génération, acculturés, francophones, ayant
une faible formation religieuse, scolarisés, mais en échec
professionnel ou déçus par les perspectives de promotion sociale.
Ils sont originaires des banlieues « chaudes », ont parfois un
passé de petite délinquance mais ne sont pas tous des marginaux,
loin de là : beaucoup en effet ont réussi leurs études mais n'ont
pas trouvé de débouchés à la hauteur de leurs attentes. Ils
acceptent des postes désertés par les « Français de souche » :
maîtres auxiliaires en sciences dans les collèges difficiles,
animateurs ou médiateurs dans les quartiers chauds. Bref, ils sont
renvoyés au milieu qu'ils cherchent à fuir. L'islam est pour eux
une occasion de recomposition identitaire et protestataire, qui se
fait sous deux formes (compatibles entre elles) : la construction
d'un espace islamisé local, autour d'une mosquée, l'accession à
l'oumma par la participation à un réseau internationaliste. D'un
seul coup, on est dans la cour des grands : on se construit contre la
civilisation dominante, contre l'hégémonie américaine. Cette
recomposition identitaire fondée sur l'islam explique aussi la
présence de convertis : on n'est plus dans une situation de
diaspora, mais de construction d'une identité protestataire. Il est
significatif que ces jeunes ne retournent pas dans les pays d'origine
de leurs parents (quand il y en a un) pour y mener le jihad, mais
préfèrent se diriger vers les jihad en cours (Afghanistan), à la
périphérie du monde musulman. Leurs références sont vraiment
internationalistes.
Il
s'agit bien de l'islamisation d'un espace de contestation sociale et
politique et d'un nouveau tiers-mondisme, dont le symétrique et
concurrent est le mouvement anti-mondialisation, qui recrute dans des
milieux beaucoup plus intégrés. Personne ne milite plus dans les
banlieues, sauf les militants islamistes. Or, beaucoup de jeunes
trou-vent dans le discours anti-occidental des dirigeants
néo-fondamentalistes en Europe un moyen de rationaliser leur
exclusion et leur opposition. Abou Hamza et Qatada prêchent
régulièrement sur le thème de la fallacité de l'intégration. «
L'Occident a considérablement opprimé notre nation. Renforcer les
racines de la religion dans notre nation, c'est rejeter l'idéologie
occidentale », déclare Qatada. Il ne mentionne jamais le
christianisme, mais toujours l'« Ouest », la culture et la société
dominantes. Ils disent aux jeunes qu'ils seront toujours des exclus.
Quelles
perspectives alors ? Les raisons de la réislamisation ne sont pas
près de disparaître. Mais islamisation et radicalisation ne sont
pas synonymes. Il convient d'abord de voir que beaucoup de ces
retours paroxystiques à l'islam ne sont que des moments dans des
histoires de vie autrement plus complexes. En Iran comme en France,
il y autant d'anciens radicaux chez les musulmans modérés que
d'anciens communistes chez les libéraux.[...] Nous pouvons dire que,
certes, l'islam humaniste fait partie de la solution et non du
problème. L'islam conservateur qui veut jouer la carte du
multiculturalisme pour se faire reconnaître est par définition
contraint à la négociation et à la recherche d'alliances (avec
d'autres religions par exemple). C'est le cas en particulier des
grandes organisations comme l'UOLF, qui ont choisi, contre la
stratégie de rupture et d'internationalisation, la négociation sur
une base moins idéologique que de logique d'organisation
(impossibilité de rester marginale). La plupart des imams de mosquée
sont dans une quête de reconnaissance, voire de notabilisation (être
reçu par le préfet au même titre que l'évêque, participer aux
commissions administratives et aux plateaux de télévision). La
stratégie de ghetto prônée par les néo-fondamentalistes pose ses
propres limites, car elle s'applique d'abord contre les autres
musulmans ; le phénomène de la communauté locale autour d'un imam
charismatique isole plus qu'il ne fait tache d'huile.
Restent
les réseaux radicaux internationalistes. Ils sont et resteront
marginaux tant qu'il n'y aura pas une véritable stratégie pour
déterminer leur action. Le succès de l'opération du 11 septembre
ne doit pas masquer le fait qu'il s'agit d'un acte gratuit, détaché
de toute réelle stratégie. Ses seuls effets stratégiques sont la
reformulation par les Américains de la menace et de la manière d'y
répondre. Quelles que soient les critiques que l'on émette envers
la réponse américaine, une conclusion s'impose : l'initiative est à
Washington, et non pas dans les grottes d'Afghanistan où pourrait
survivre un état-major ben-ladeniste.
Le
problème de la radicalisation telle qu'elle existe autour d'Al-Qaïda
est qu'elle ne correspond en rien à la constitution d'un mouvement
de type révolutionnaire. Ce n'est ni le Parti communiste, ni l'ETA
basque ou l'IRA irlandaise, ni le PKK kurde. Il n'y a ni parti
politique organisé ni organisations frontistes pour mobiliser les
masses, ni relais dans la société (syndicats, associations
d'étudiants, de femmes, de jeunes, etc.), ni presse, ni compagnons
de route. Bref, le peuple est laissé sur le bord de la route, en
téléspectateur ou en amateur de jeux vidéo. Al-Qaïda n'est
qu'une secte, millénariste et suicidaire.
Or cette
conclusion n'est pas seulement nôtre : elle a été aussi tirée par
bien des néo-fondamentalistes radicaux. Ben Laden a lancé le jihad
et il a échoué. Bien plus, la riposte américaine a partout nui aux
musulmans, qu'il s'agisse des combattants tchétchènes ou
palestiniens, ou tout simplement des clandestins paisibles qui
faisaient leur « trou » en Amérique. Le débat rappelle celui qui
était récurrent entre organisations gauchistes et léninistes dans
les années 1920 et 1930: le rapport entre la mobilisation politique
des masses et le déclenchement de la révolution. Faut-il mobiliser
les masses par l'action ou bien privilégier le travail politique en
profondeur, la conscientisation et la mobilisation ? Bin Laden a
choisi l'action, et il a échoué. Aujourd'hui, les autres
organisations rappellent qu'elles ont toujours insisté sur le
caractère préalable de la da' wat — la prédication —,
et elles sont confortées dans ce choix. Les organisations dawatistes
(Hizb ut-tahrir, Tabligh, salafistes) ne sont pas touchées par
l'échec de Ben Laden et vont continuer leur travail. Mais ici aussi
le mouvement pose ses propres limites : en insistant sur la
réislamisation au lieu de la conversion, il reste enfermé dans une
population musulmane qui est en situation de minorité. Il contribue
à créer des isolats, qui ne pourront peser à long terme sur la vie
politique qu'en se banalisant à leur tour. Nous ne pouvons que
répéter ce que nous disons depuis des années : la
réislamisation peut poser des problèmes de sécurité et de
société, mais elle n'est pas une menace stratégique.
Olivier
Roy