Monday, September 15, 2014

La radicalisation islamique en Occident



Les révolutions arabes ont provoqué un réveil islamique. Ce réveil se propagera-t-il dans les banlieues ? Doit-on redouter une radicalisation islamique en Occident ?

En France, l'engagement militant au nom de l'islam est le fait de jeunes musulmans de deuxième génération, acculturés, francophones, ayant une faible formation religieuse, scolarisés, mais en échec professionnel ou déçus par les perspectives de promotion sociale. Ils sont originaires des banlieues « chaudes », ont parfois un passé de petite délinquance mais ne sont pas tous des marginaux, loin de là : beaucoup en effet ont réussi leurs études mais n'ont pas trouvé de débouchés à la hauteur de leurs attentes. Ils acceptent des postes désertés par les « Français de souche » : maîtres auxiliaires en sciences dans les collèges difficiles, animateurs ou médiateurs dans les quartiers chauds. Bref, ils sont renvoyés au milieu qu'ils cherchent à fuir. L'islam est pour eux une occasion de recomposition identitaire et protestataire, qui se fait sous deux formes (compatibles entre elles) : la construction d'un espace islamisé local, autour d'une mosquée, l'accession à l'oumma par la participation à un réseau internationaliste. D'un seul coup, on est dans la cour des grands : on se construit contre la civilisation dominante, contre l'hégémonie américaine. Cette recomposition identitaire fondée sur l'islam explique aussi la présence de convertis : on n'est plus dans une situation de diaspora, mais de construction d'une identité protestataire. Il est significatif que ces jeunes ne retournent pas dans les pays d'origine de leurs parents (quand il y en a un) pour y mener le jihad, mais préfèrent se diriger vers les jihad en cours (Afghanistan), à la périphérie du monde musulman. Leurs références sont vraiment internationalistes.

Il s'agit bien de l'islamisation d'un espace de contestation sociale et politique et d'un nouveau tiers-mondisme, dont le symétrique et concurrent est le mouvement anti-mondialisation, qui recrute dans des milieux beaucoup plus intégrés. Personne ne milite plus dans les banlieues, sauf les militants islamistes. Or, beaucoup de jeunes trou-vent dans le discours anti-occidental des dirigeants néo-fondamentalistes en Europe un moyen de rationaliser leur exclusion et leur opposition. Abou Hamza et Qatada prêchent régulièrement sur le thème de la fallacité de l'intégration. « L'Occident a considérablement opprimé notre nation. Renforcer les racines de la religion dans notre nation, c'est rejeter l'idéologie occidentale », déclare Qatada. Il ne mentionne jamais le christianisme, mais toujours l'« Ouest », la culture et la société dominantes. Ils disent aux jeunes qu'ils seront toujours des exclus.

Quelles perspectives alors ? Les raisons de la réislamisation ne sont pas près de disparaître. Mais islamisation et radicalisation ne sont pas synonymes. Il convient d'abord de voir que beaucoup de ces retours paroxystiques à l'islam ne sont que des moments dans des histoires de vie autrement plus complexes. En Iran comme en France, il y autant d'anciens radicaux chez les musulmans modérés que d'anciens communistes chez les libéraux.[...] Nous pouvons dire que, certes, l'islam humaniste fait partie de la solution et non du problème. L'islam conservateur qui veut jouer la carte du multiculturalisme pour se faire reconnaître est par définition contraint à la négociation et à la recherche d'alliances (avec d'autres religions par exemple). C'est le cas en particulier des grandes organisations comme l'UOLF, qui ont choisi, contre la stratégie de rupture et d'internationalisation, la négociation sur une base moins idéologique que de logique d'organisation (impossibilité de rester marginale). La plupart des imams de mosquée sont dans une quête de reconnaissance, voire de notabilisation (être reçu par le préfet au même titre que l'évêque, participer aux commissions administratives et aux plateaux de télévision). La stratégie de ghetto prônée par les néo-fondamentalistes pose ses propres limites, car elle s'applique d'abord contre les autres musulmans ; le phénomène de la communauté locale autour d'un imam charismatique isole plus qu'il ne fait tache d'huile.

Restent les réseaux radicaux internationalistes. Ils sont et resteront marginaux tant qu'il n'y aura pas une véritable stratégie pour déterminer leur action. Le succès de l'opération du 11 septembre ne doit pas masquer le fait qu'il s'agit d'un acte gratuit, détaché de toute réelle stratégie. Ses seuls effets stratégiques sont la reformulation par les Américains de la menace et de la manière d'y répondre. Quelles que soient les critiques que l'on émette envers la réponse américaine, une conclusion s'impose : l'initiative est à Washington, et non pas dans les grottes d'Afghanistan où pourrait survivre un état-major ben-ladeniste.

Le problème de la radicalisation telle qu'elle existe autour d'Al-Qaïda est qu'elle ne correspond en rien à la constitution d'un mouvement de type révolutionnaire. Ce n'est ni le Parti communiste, ni l'ETA basque ou l'IRA irlandaise, ni le PKK kurde. Il n'y a ni parti politique organisé ni organisations frontistes pour mobiliser les masses, ni relais dans la société (syndicats, associations d'étudiants, de femmes, de jeunes, etc.), ni presse, ni compagnons de route. Bref, le peuple est laissé sur le bord de la route, en téléspectateur ou en amateur de jeux vidéo. Al-Qaïda n'est qu'une secte, millénariste et suicidaire.

Or cette conclusion n'est pas seulement nôtre : elle a été aussi tirée par bien des néo-fondamentalistes radicaux. Ben Laden a lancé le jihad et il a échoué. Bien plus, la riposte américaine a partout nui aux musulmans, qu'il s'agisse des combattants tchétchènes ou palestiniens, ou tout simplement des clandestins paisibles qui faisaient leur « trou » en Amérique. Le débat rappelle celui qui était récurrent entre organisations gauchistes et léninistes dans les années 1920 et 1930: le rapport entre la mobilisation politique des masses et le déclenchement de la révolution. Faut-il mobiliser les masses par l'action ou bien privilégier le travail politique en profondeur, la conscientisation et la mobilisation ? Bin Laden a choisi l'action, et il a échoué. Aujourd'hui, les autres organisations rappellent qu'elles ont toujours insisté sur le caractère préalable de la da' wat — la prédication —, et elles sont confortées dans ce choix. Les organisations dawatistes (Hizb ut-tahrir, Tabligh, salafistes) ne sont pas touchées par l'échec de Ben Laden et vont continuer leur travail. Mais ici aussi le mouvement pose ses propres limites : en insistant sur la réislamisation au lieu de la conversion, il reste enfermé dans une population musulmane qui est en situation de minorité. Il contribue à créer des isolats, qui ne pourront peser à long terme sur la vie politique qu'en se banalisant à leur tour. Nous ne pouvons que répéter ce que nous disons depuis des années : la réislamisation peut poser des problèmes de sécurité et de société, mais elle n'est pas une menace stratégique.

Olivier Roy