Shihnoddin
Yahya Sohravardi fut un mystique et un doctrinaire persan qui vécut
au XIIe siècle. Il est né en 1155 (549 de l'hégire) dans le
nord-ouest de l'Iran, limitrophe de l'Azerbaïdjan. D'une famille
aisée, il fit ses premières études à Marâgheb, dans sa province
natale qui fut typologiquement le lieu sanctifié de l'hagiographie
de Zoroastre et de l'Avesta. Il y avait aussi des communautés
nestoriennes dans la province et, comme l'écrit justement Henry
Corbin : « Ce double "voisinage" est à retenir ; il peut
éclairer la première éclosion des projets de notre shaykh.
»
Sohravarin,
après un procès inique, mourut martyr à Alep, en Syrie, à
trente-six ans, le 29 juillet 1191 (585 de l'hégire), pour avoir
défendu ses idées — et sa foi — contre des juges sectaires et
Saladin, champion d'une orthodoxie islamique impitoyable, qui venait
d'essuyer une cuisante défaite trois semaines auparavant, à
Saint-Jean-d'Acre, devant les croisés conduits par Richard Cœur de
Lion.
Sohravardî
a écrit une œuvre capitale qui le place parmi les plus grands de la
pensée et aussi de la révélation divine. Il est, Pour les
Iraniens, l'homme de la « résurrection », doctrine que l'on
désigne simplement par le terme Ishrâq, la Lumière, celle du
soleil à son lever, l'aurora consurgens, l'« orient »
de la pensée, notre orient ésotérique à chacun de nous.
A
travers sa foi islamique, Sohravardî a perpétué la pensée et la
révélation zoroastriennes. Aujourd'hui encore, son empreinte est
toujours forte en Iran — il a une école — et plus que jamais la
« vision » qu'il à reçue de Dieu, la démarche ésotérique et
les emprunts faits dans la cosmogonie de l'Avesta qu'il a introduits
dans la religion islamique le placent au premier plan des grands
découvreurs de ces continents inconnus du royaume de Dieu. Il eut
une grande influence en Inde. C'est dire l'actualité de l’œuvre
sohravardienne dans notre époque inquiète, attirée par les voies
convergentes de l'Autre Monde et l'enrichissement qu'apporte son
livre, l'Archange empourpré, remarquablement traduit du
persan et de l'arabe par Henry Corbin. L'œuvre de Sohravardi doit
être appréhendée par ses deux volets, apparemment opposés, mais
qui finalement se complètent et forment un tout monolithique : la
révélation et la doctrine une maïeutique qui se manifeste d'une
manière récurrente à travers la mystique, celle-ci conduite par le
Guide, l'ange de la Spiritualité — l'empourpré —,
c'est-à-dire dont l'aile droite s'élève dans la Lumière et la
gauche plonge dans les ténèbres. Ainsi, le message sohravardien est
théophanique, initiatique et salvifique.
Qu'est-ce
donc que l'auteur — l'architecte — d'une pareille perspective ?
Un philosophe ? Un prophète — lui qui a osé déclarer qu'après
Mahomet un autre prophète pouvait encore venir ? Un pèlerin de la
Lumière ? C'est peut-être sous ce dernier vocable que l'on pourrait
le mieux situer. Un homo viator, un homme du voyage, de
l'initiation intérieure (pour lui, l'homme peut s'élever devant
Dieu sans le secours d'un maître), un témoin du Verbe.
« Plus
l'oiseau est intelligent, plus il va loin », écrit prophétiquement
Sohravardi dans le Récit de l'Archange empourpré, l'un des
quinze traités qui constituent son œuvre. Pour lui, « aller loin
», c'est partir à la quête de la Source de Vie, chassant la mort
par l'épée initiatique qui nous délivre de la « cotte de mailles
» (les limbes). Ainsi, le Sage répond au disciple « Trouve la
Source de Vie. De cette source fais couler l'eau à flots sur ta
tête, jusqu'à ce que cette cotte de mailles [au lieu de t'enserrer
à l'étroit] devienne un simple vêtement » qui flotte avec
souplesse autour de ta personne. Alors tu seras invulnérable aux
coups portés par cette Épée.»
Trouver
la Source de Vie et peut-être encore aller au-delà, passer par la
montagne de Qâf où se trouve l'arbre Tûba, se « retrouver » dans
le miroir — le Graal, selon Sohravardi —, telle est l'une, des
voies de l'initiation qui mène aux Verbes, lesquels aboutissent au
Verbe. Car, poursuit le Sage : « Sache que Dieu Très Haut a eu
certains nombres de Verbes majeurs (Kali-mat-é Kobra), émanant de
l'éclat de son auguste Face. Ces verbes forment un ordre
hiérarchique. Le Premier à émaner est le Verbe suprême.» (Traité
VII, Le bruissement des ailes de Gabriel, § 7.)
Sohravardi
nous convie au mépris des épreuves que nous devons endurer — même
de notre vie —, à aller vers cette Source de Vie. Mais déjà son
œuvre est elle-même une source claire, vivifiante, inépuisable.
L'Archange empourpré est non seulement une « œuvre révélée
», une doctrine — qui lui a coûté la vie —, mais un
merveilleux chant d'amour à Dieu et aux hommes. Un livre essentiel
que l'on garde au chevet.
Michel
Hérubel